1. Anne Sinclair, vous avez, journalistiquement parlant été une témoin privilégiée et exceptionnelle de notre vie politique, culturelle, scientifique. Quels sont les 2 ou 3 personnalités et temps forts qui vous ont marquée ?
J’ai en effet fait parler à peu près 500 invités en treize ans d’émission politique, et depuis vingt ans, de manière irrégulière sur différentes chaînes de radio ou télévision, dans la presse écrite ou dans des ouvrages parus en librairie.
C’est un privilège et une exigence. Privilège de donner à comprendre des idées qui font bouger le monde ou les arts. Exigence de rester fidèle à la personne interrogée mais avec la possibilité de relancer ou contredire sans pour autant être sur le même plan.
L’exercice est plus difficile avec les invités politiques et ne peut s’exercer que dans le cadre d’une démocratie. Sinon, on devient le faire valoir et le porte-voix de ceux qui veulent établir pour vérité ce qui n’est que mensonge.
Ceux qui m’ont le plus marquée sont les personnalités étrangères car elles sont moins familières aux Français et réclament des questions plus fouillées.
Ainsi l’interview que j’ai réalisée de Mikhaïl Gorbatchev a sans doute été l’une des plus marquantes. En effet, elle a eu lieu une dizaine de jours avant la chute de l’Union Soviétique (et sa propre démission) qui est l’un des événements les plus importants du siècle dernier et qui ne cesse pas d’avoir des répercussions sur notre XXIème siècle. On se sent alors comme un piéton qui, sur le trottoir, regarde passer l’Histoire et c’est très impressionnant. Dans le même ordre d’idée, les entretiens que j’ai eu avec Helmut Kohl, Hassan II ou Bill Clinton, sans avoir la même portée dramatique m’ont laissé des souvenirs très forts, à différents titres.
Sur la scène intérieure française, les interviews que j’ai menées avec les Présidents de la République, et notamment François Mitterrand et Jacques Chirac, n’étaient pas faciles car il fallait être à la hauteur des attentes. Celles avec François Mitterrand, homme de culture et de pouvoir étaient sans doute les plus délicates.
Dans le domaine culturel, l’exercice est un peu différent : il ne s’agit pas d’obtenir une information mais de faire connaître, du mieux qu’on peut, un personnage : que ce soit un prix Nobel de physique comme Georges Charpak, un écrivain comme Jorge Semprun, un(e) comédien(ne) comme Alain Delon, Jean-Paul Belmondo, Yves Montand ou Simone Signoret.
2.L'antisémitisme, ce poison pour la démocratie, s'exprime ouvertement, comme si la frontière entre opinion et délit s'avérait floue. A quels ressorts attribuez-vous cela et comment remédier à cette situation ?
Quand je vois, la montée du révisionnisme, la progression de l'AfD en Allemagne, un parti où prospèrent de plus en plus de négationnistes; quand je vois les extrêmes-droites qui fleurissent un peu partout dans cette Europe qui a été confrontée à la barbarie; quand je vois qu'en Russie on falsifie l'histoire, au point de qualifier le pays qu'on agresse, de pays à dénazifier ; quand je vois des hommes qui se prétendent respectables maquiller des faits historiques de notre propre histoire – comme Eric Zemmour et les propos qu’il tient et maintient sur le Marechal Pétain, je me dis que les morts ne peuvent plus dormir en paix. Que ceux qui se sont battus pour qu'on sache et qui ne sont plus là, les Primo Levi, Imre Kertesz, Simone Veil, doivent avoir honte de nous.
On devrait dénoncer beaucoup plus fort le crime de révisionnisme, celui qui consiste à offrir un mensonge en guise de vérité alternative. Mais si on ne sait pas empêcher la guerre et ses atrocités qui se commettent sous nos yeux avec des images en direct, comment pourrait-on s'indigner et alerter contre ceux qui mentent en souillant les mémoires ?
Ni le génocide des Cambodgiens par Pol Pot, ni celui des Tutsis au Rwanda, ni celui des Ouighours en Chine n'ont été ou ne sont arrêtés alors que les images sont là, presque en direct. Comment alors protéger du retour des idées et des actes porteurs de mort, quand presque plus personne n'est là pour hurler au sacrilège?
Dans les pays que je connais, France, GB, USA, des enseignants sont admirables et font un travail incroyable pour enseigner, apprendre, transmettre. On a tellement dit que nos aînés n’avaient pas parlé, pas témoigné. Ce n’est pas vrai. Souvent on n’a pas voulu entendre, ni croire. C’est si difficile d’imaginer l’inimaginable, c’est-à-dire la volonté d’éliminer de la surface de la terre, de manière systématique, programmée et industrielle, des hommes, des femmes, des vieillards, des enfants, des nouveaux-nés…
Mais je pense qu’à côté des États, il faut encourager les artistes, les écrivains, les poètes, les musiciens, tous ceux qui créent et peuvent avoir une influence sur le monde, à en parler, à imaginer, à traduire ce qui précisément a été aussi difficile à faire connaître et comprendre. La parole, aujourd’hui où les témoins disparaissent peu à peu, est à relever par ceux qui ont un pouvoir de création. Disons même de re-création.
3. Si vous aviez un/des message(s) à transmettre aux jeunes, quel(s) serai(en)t-il(s)?
D’être curieux, d’avoir l’esprit critique, de s’informer non pas sur les réseaux sociaux, mais aux bonnes sources. Des sources contradictoires auxquelles on a heureusement accès en France : historiques, littéraires incontestables.
De douter aussi. D’une information, d’une photo (de plus en plus indispensable avec l’IA dont on n’a pas fini de voir les ravages en même temps que certains bienfaits). De respecter ceux qui savent : chercheurs, scientifiques, maîtres en tous genres. Quitte à être en désaccord, mais jamais à contester une vérité par un mensonge ou par de la propagande. Et quand c’est difficile de démêler le vrai du faux, de demander plusieurs avis avant de s’en forger un.
Enfin de respecter l’autre, son droit à une opinion différente, à ses croyances, à sa culture, même si on ne la comprend pas….